1963- Entretien avec Robert Lapoujade propos recueillis par Guy Gauthier, Image et Son, n°161-162 

L. : Si le cinéma est un art de synthèse, il est assez normal que Chris Marker en soit venu à le pratiquer car, au départ, quand je l’ai rencontré il était dessinateur, presque peintre, et en même temps écrivain. Il avait écrit Le Cœur Net, un roman tout à fait remarquable et, à l’époque, saisissant de nouveauté et de puis¬sance. Cet art du dessin, c’est-à-dire cet art du regard, cette façon curieuse et presque constamment ironique de voir le monde, devait étinceler dans le cinéma. Dans son essai sur Giraudoux, une analyse subtile met en question un personnage assez chatoyant ; on comprend que Chris Marker, en pratiquant l’ironie, nous découvre déjà le voyeur voltairien qu’il est devenu.                            

G. : Justement dans son essai sur Giraudoux il dit quelque part en parlant aussi bien de l’art de Giraudoux que de celui de Picasso, de Max Ernst, de Mac Laren, qui consiste à prendre les choses les plus délaissées et les plus méprisées pour appréhender la réalité la plus profonde : « Je connais un homme qui fait cela; c’est un peintre, il s’appelle Lapoujade, et son entreprise est à la mesure de la dernière ambition de notre époque : inventer le hasard ». Est-ce que vous pensez qu’il y a entre lui et vous un certain rapport ?

L. : Cela ne fait pas de doute et ce rapport est celui qui existe pratiquement entre tous les créateurs, en ce sens que tout l’art du créateur c’est de s’étonner d’abord, puis de se surprendre. Or je crois que Chris Marker ne cesse pas de voir le monde dans une espèce d’étonnement innocent, bien entendu fort civilisé, mais qui le conduit à remarquer les choses, les êtres, les gens, et à les situer dans de nouvelles attitudes pour nous les montrer « en réalité ». C’est pour cela que je parlais de voyeur, mais de voyeur dans le cadre même de ce qui est !a création, c’est-à-dire le regard revu. Ainsi Chris Marker s’est penché sérieusement sur le problème de l’informe. L’important dans son œuvre, c’est cette façon d’accrocher le détail habituel, qui passe inaperçu et de le mettre en évidence de telle façon qu’il n’est plus le détail mais qu’il devient le caractère structurel d’une œuvre. Or, par-là, il se rapproche de tous les créateurs actuels en musique, en peinture… il s’agit de mettre en évidence un univers qui est à faire, qui existe certes, mais seulement à l’état latent et que tout à coup on met en pleine évidence au niveau d’une conscience aiguë de la situation, de la chose nouvelle. C’est vraiment le type même de la surprise, qui correspond à une prise de conscience, qui serait sous-jacente.

G. : Par exemple, dans Lettre de Sibérie, il nous aide à comprendre la réalité profonde de la Yakoutie grâce à quelques vieilles cartes postales et de la musique du Far-west. Ou encore dans Description d’un Combat, à partir d’un oscilloscope et de deux hiboux, il part dans une méditation assez extraordinaire sur le passé, le présent et l’avenir. C’est bien cet aspect que vous signalez.

C’est exactement cela. Il s’agit à mon avis d’un brouillage qui correspond nettement à l’informe et à cette dialectique qui veut que la forme se dégage d ‘ l’informe. Cela peut sembler naïf mais le destin de la forme c’est l’informe et paradoxale¬ment le destin de l’informa, la forme. Cette oscillation constante veut qu’à partir d’éléments les plus disparates, le monde soit reconstitué afin d’instaurer, au niveau d’une écriture, d’un lan¬gage neuf, une nouvelle réalité. Il y a typiquement deux attitu¬des dans la vie, que Chris Marker semble bien avoir cristallisées dans son œuvre : le réel est, à tous les niveaux, sans aucune hiérarchie, et tout le propre du langage en même temps que de la conscience de l’homme c’est d’en dégager des réalités. La Réalité est quelque chose de monstrueux dans la mesure où elle prend tous les aspects et toutes les formes. Avec un hibou, une tête de cheval on peut arriver à constituer l’équivalent d’un regard ou d’une conscience, celle de Chris Marker notamment. C’est là qu’il y a un rapport, une similitude entre tous les créa¬teurs d’aujourd’hui. Enfin la deuxième attitude consiste à mettre à jour l’intention au niveau de l’invention. Soutenir l’intention par l’invention. Chris Marker développera encore son aventure, car D a saisi cette mécanique à partir de laquelle toute chose devient surprise, devient arrachement d’une réalité.

G. : Certains disent en parlant de Marker : c’est un homme très intelligent qui a parfaitement assimilé tout ce qui s’est fait jusqu’à présent : il a assimilé la leçon des surréalistes, il a réconcilié la littérature et le cinéma… Mais c’est un point d’arri¬vée. Ne pensez-vous pas, puisque vous êtes aussi cinéaste, qu’il ouvre de nouvelles perspectives pour le cinéma ?

L. : Cela ne fait pas de doute. Il revient à ce creuset dont vous parlez qui sert de base à tous les créateurs et nous réserve cer¬tainement des œuvres étonnantes. De ce fait, au fur et à mesure des choses qu’il aura à dire, il renouvellera son écriture, la rendra sûrement plus abstraite… Il y a évidemment en lui ce côté un peu jongleur mais qui précisément va parfaitement dans le sens de l’écriture cinématographique. En tant qu’écrivain peut-être serait-il passé à côté, en tant que peintre presque sûrement (il y avait dans ses premières œuvres un côté un peu Cocteau).
Tout ce caractère chatoyant de deux possibilités qui eussent donné peut-être des œuvres mineures prend son plein sens dans le domaine cinématographique. J’ajoute d’ailleurs qu’il s’agit d’un jongleur de bonne foi et la bonne foi ici est la foi politique, une conscience politique aiguë. Elle n’est pas engagée dans un sens particulier mais il n’y a pas de doute qu’elle dénonce des préjugés d’ordre politique ce qui me paraît aussi très important.
G. : Disons que c’est un homme de gauche. On ne sait pas toujours ce que le mot veut dire, mais avec Marker, on commence à comprendre.
L. : C’est cela. On est obligé d’admettre que c’est peut-être le côté de la vérité. Ce qui me frappe c’est que la seule nuance qui départage la gauche de la droite c’est une nuance de vérité, qui est du côté de la gauche. Dans la logique d’une éthique. Et Marker, c’est aussi la vérité.
Mais je dirais pour conclure que c’est vraiment un homme orchestre, tel que doit l’être un cinéaste. L’homme de la Renais¬sance… Cet homme qui était chirurgien, peintre, mathématicien, c’est vraiment dans le cinéma qu’on peut le retrouver. C’est vraiment dans le cinéma qu’on peut amorcer une synthèse de tous les arts : sens de l’espace, sens de la perspective, etc. Tout semble juste chez Marker alors que chez la plupart des cinéastes il y a des défaillances incroyables. Je pense à Godard et à son dernier film où les dialogues sont loin de la qualité de l’image.
Chris Marker a touché à tout, pas assez pour se spécialiser, mais juste assez pour pouvoir en faire un usage très positif dans le cinéma.

G. : Mais la voie qu’il peut sembler proposer n’est-elle pas liée à une forme d’esprit très originale, ne peut-elle pas nous valoir ainsi une postérité décevante ?

L. : Il ne s’agit pas d’une voie. Ses cheminements seront divers. Chris Marker dans le cinéma est un essayiste et peut-être un moraliste. Cela aussi peut-être le rapproche des humanistes de ta Renaissance.

G. : Cette comparaison est souvent revenue, et peut-être faut-il en conclure que Marker est un homme de la Renaissance, non pas égaré à notre époque, mais annonciateur d’un renouveau de l’art du cinéma. Qu’en pensez-vous ?

L. : Il compte, et c’est là l’essentiel. Le renouveau c’est en ce cas l’application d’un esprit, de la façon dont il devient inévi¬table…

Propos recueillis par Guy GAUTHIER.                                                                                                                                                     

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