Témoignages

Catherine Lapoujade – Marie-France Coppeaux – Jean-Noël Delamarre – Pierre Hébert

Yves Charnay – Florence Miailhe – François Barbâtre –  Jean-Jacques Lebel – Françoise Etchegaray

Catherine Lapoujade

C’est une amie qui avait eu Lapoujade comme professeur de dessin à l’école Alsacienne qui nous a présenté. J’étais déjà décidée à travailler dans le cinéma mais à l’époque pour une femme les opportunités étaient plutôt limitées. Notre rencontre a débouché tout naturellement vers une collaboration et je l’ai assisté dans la réalisation et le montage de certains de ses films.

Lapoujade était un peintre, par goût, par vocation, par talent, bien sûr, et aussi parce qu’il est plus simple, lorsqu’on a 18 ans et qu’on habite la province, de dessiner et de peindre plutôt que de rentrer dans le monde du cinéma.

Pourtant, depuis toujours, il avait été tenté par le cinéma. À 10 ans, il fabriquait des sortes de lanternes magiques, des appareils de projection quelque peu fantaisistes, qu’il présentait à ses camarades. Malgré cette passion, il lui a fallu attendre plus de 25 ans avant d’acquérir le matériel dont il avait besoin pour réaliser son rêve, posséder une caméra et un banc titre et faire ses premiers films d’animation.

Archives Catherine Lapoujade
Archives Catherine Lapoujade

Il voulait prolonger son travail pictural : d’une part l’animer et d’autre part lui donner une durée. Avec une caméra il devenait possible de raconter la suite de l’histoire. Il n’était pas question pour lui, contrairement à l’usage, de filmer la vie telle qu’on la voyait, mais de la recréer image après image avec une existence propre. Chaque image ou presque, était non seulement contrôlée, mais modifiée, travaillée, sa patience était infinie.

C’était un artisan qui poursuivait des recherches sur les matériaux utilisés, les supports… Outre les dessins, il utilisait toutes les techniques nouvelles auxquelles s’ajoutaient quelques ingrédients de sa recette personnelle : du sel, du poivre, de la farine, du sucre… et bien d’autres matériaux des papiers, photos découpées, de la limaille de fer, le grattage de pellicule… C’est avec ces éléments, que Lapoujade a créé, un monde extraordinairement vivant comme dans son premier film Foules  (1960) . Ce sel et ce poivre, on ne les reconnaît pas, ils nous conduisent dans une sorte de préhistoire. Ils sont devenus tout un univers délirant.

Il n’abandonnait jamais avant d’avoir obtenu l’effet désiré et n’hésitait pas à expérimenter diverses pistes…Dans Trois portraits d’un oiseau qui n’existe pas (1963), les dessins étaient grattés sur une même surface, il fallait donc à chaque nouvelle image réajuster le décors lorsque les ailes des oiseaux bougeaient…et les battements d’ailes de l’oiseau mouche extrêmement rapides complexifiaient énormément le travail. Nous pouvions tourner des nuits entières pour quelques secondes de film !

Le rythme, le dessin et la couleur n’étaient pas dissociés, du moins dans les films qu’il a fait à l’époque. C’était une peinture en perpétuel mouvement.. mais un mouvement particulier ! Il ne s’agissait pas d’imiter le mouvement réel, mais de le montrer en une autre réalité : celle qu’il avait en tête et ce mouvement était complété par l’ élément sonore. Son souci primordial était de donner à l’image, par le son, une dimension qu’elle ne possédait pas jusque-là. Il cherchait à éviter à tout prix le pléonasme sonore.
En revanche, il ne craignait pas de répéter un son à outrance. C’était sa façon d’arriver au délire, mot qui, pour lui signifiait bien plus tragédie que déraison…

Dans Foules, toutes les deux ou trois minutes une fille rit, d’un rire forcé presque hystérique. Au début, le public rit aussi. Puis cette répétition systématique prend un caractère tellement angoissant que, pour finir, chacun reconnaît ce rire pour ce qu’il est : le cri le plus élémentaire de notre condition.

Par ses recherches dans différents domaines, Lapoujade tentait de créer un cinéma qu’il a baptisé cinéma « indirect », par opposition au cinéma direct qui englobait la majorité des films tournés alors. Il s’agissait pour lui: ‘de prendre vis-à-vis de tout sujet, des distances suffisantes pour permettre les sensations multiples de la vie réelle’.

Ainsi sa caméra, tout en filmant l’essentiel d’une scène, rompait parfois son unité en intégrant des éléments parallèles qui renforceraient l’impression de vérité. Cette dispersion constante de la tension correspondait aux multiples pensées fugitives qui, en accumulant des « riens », finissait par constituer la réalité de la vie. On perçoit cette vision dans le Socrate. Ce film n’était pas l’aboutissement de ses conceptions cinématographiques, mais une plate-forme lui permettant de développer les expériences qu’il avait entreprises. Un film qui voulait captiver le spectateur en le surprenant sans cesse et qui ne lui mâcherait pas la besogne. Il était conscient des difficultés pour certains spectateurs d’appréhender le film et une deuxième séance était offerte pour accéder à une plus grande lisibilité !

Il est aisé d’imaginer que ses conceptions du cinéma n’étaient pas très faciles à mettre en pratique, mais il s’est toujours battu pour aller le plus loin possible dans ses projets.

C’était la vérité de Lapoujade : celle de sa peinture et celle du cinéma qu’il tentait de réaliser, dans un constant va-et-vient d’un art à l’autre, qui ne cessait de les enrichir tous les deux.

Catherine Lapoujade
Directrice de production
17 juillet 2023

Marie-France Coppeaux

J’ai travaillé pendant plus de deux ans sur le projet de film d’animation « Les Mémoires de Don Quichotte ».
J’ai rencontré Robert Lapoujade au printemps 1977. Je créais des objets en tissu et il recherchait quelqu’un pour confectionner les costumes des deux marionnettes qu’il avait créées pour un projet de film d’animation.

J’ai donc travaillé avec lui sur cette extraordinaire aventure, tout en partageant sa vie. Les premiers mois ont été durs car, sans financement au départ, il a fallu faire avancer le projet dans des conditions très austères. Cela ne dérangeait pas Robert. Il n’y avait plus de chauffage central dans la maison car il avait démonté ses tuyaux de radiateurs pour fabriquer des rails de travelling… Il se contentait d’un feu dans la cheminée dans la pièce principale. La maison était devenue un gigantesque atelier dédié à la fabrication des marionnettes et des éléments de décor.

Marie-France Coppeaux et Robert Lapoujade, tournage du film 'Les Mémoires de Don Quichotte'
Marie-France Coppeaux et Robert Lapoujade,
tournage du film 'Les Mémoires de Don Quichotte'

Peintre passionné, curieux de tout, sculpteur, cinéaste, écrivain, il ne s’arrêtait jamais. Il commençait ses journées dans son atelier de peinture, ajoutant des détails sur une toile en cours ou préparant la suivante. Puis il allait dans la grange aménagée en studio pour travailler sur les décors de la prochaine séquence, après avoir fait un tour dans l’atelier de soudure pour finaliser les détails des structures des marionnettes. Ensuite, il faisait quelques croquis, des idées flash qu’il fixait sur le papier pour mémoriser une idée de décor ou un projet de peinture, il écrivait les paroles des chansons de son opéra ou bien peaufinait les dialogues. Pour finir, il passait à l’atelier sculpture pour travailler sur la fabrication des bouches et des fronts qui donneraient à ses marionnettes toutes les expressions humaines.

Amoureux de l’absolu, il essayait toujours de dépasser ses limites, d’aller plus loin dans la création. Pour lui, tout était possible avec du travail, de l’acharnement, de la passion : autodidacte génial, il aimait les défis qui l’obligeaient à aller au-delà de l’imaginable. Il aimait citer cette phrase : « paraître est un chemin vers l’être » et en avait fait une ligne de conduite, une manière de surmonter les moments de découragement, de ne jamais se laisser abattre et de continuer à se surpasser.

Le long-métrage « Les Mémoires de Don Quichotte » n’a jamais pu être terminé : ça a été une immense déception pour lui et une sorte de défaite, car il disait que ce film serait le dernier qu’il réaliserait, son œuvre ultime en quelque sorte…

Marie-France Coppeaux, créatrice d’accessoires textiles
(décembre 2022)

Jean-Noël Delamarre

Un des plus beaux souvenirs de ma vie, c’est ma première rencontre avec Robert Lapoujade à l’Ecole Alsacienne, où je suis entré en 5ème en 1953-54.

Robert Lapoujade était le professeur de dessin et de peinture, et ses cours étaient des aventures dans tous les domaines : ils pouvaient commencer par une histoire inventée qui nous captivait, ou bien par une approche du dessin ponctuée par un tam-tam dont chaque frappe méritait un trait de notre part, rapide ou lent, ou alors de dessiner les yeux fermés après avoir longuement observé une nature morte ou un visage… Rapidement, séduit, je pris des cours de peinture chez lui les mercredis avec quelques autres élèves, ce qui m’a confirmé dans mon désir d’être peintre.

Puis un jour, Robert Lapoujade se procura un « banc-titre » avec une superbe caméra Eclair pour filmer image par image. Ainsi pendant que nous étions en train de peindre, il travaillait sur son banc-titre, ce qui commença à me fasciner aussi. Si bien que rapidement je lui demandais d’assister à son travail d’images et devint peu à peu un assistant : cela bouleversera ma vie. C’est ainsi que j’ai préparé l’IDHEC, hélas sans y rentrer. Alors sur ses conseils je suis entré à l’Ecole des Beaux-arts pour continuer d’étudier l’art et la peinture. Mais en même temps, j’ai continué de l’assister dans certains de ses courts métrages et plus tard dans ses deux long-métrages « Le Socrate et Le Sourire Vertical ».

Un de mes souvenirs entre autres sur le Socrate est d’avoir peint avec de la poudre de peinture bleue une route sur plusieurs centaines de mètres ! Ce qui ne m’empêchera pas de parcourir des kilomètres pour voir les expositions de Robert Lapoujade, glorifiées par Sartre, Duras et bien d’autres. Et puis grâce à lui, j’ai pu me procurer en 1965 un banc-titre pour répondre à un besoin professionnel, tout en suivant le travail pictural et cinématographique de Robert Lapoujade devenu pour moi comme un second père et qui, de la même manière que mon père le sculpteur Raymond Delamarre, me guida dans ma vie artistique avec un grand bonheur. Je leur rendis à tous les deux hommage en demandant à Robert Lapoujade d’écrire et de dire le commentaire sur le documentaire que j’ai réalisé sur mon père, « L’Espace apprivoisé », ce qu’il a fait avec joie directement pendant une projection.  Plus tard j’ai pu réaliser un documentaire sur lui pendant un cours de peinture « Une Leçon de Peinture » qu’il donna et dans lequel on entend et voit son immense talent. Je garde pour toujours dans mon cœur ce grand peintre qui m’a tant donné et que j’ai admiré et aimé.

Jean-Noël Delamarre, peintre et cinéaste
(décembre 2022)

Pierre Hébert

J’ai vu le film Prison de Robert Lapoujade en 1964. J’avais vingt ans et je développais un intérêt pour l’animation. Je me nourrissais du visionnement de films expérimentaux de l’importante collection de Guy L. Côté (un des fondateurs de la Cinémathèque québécoise). Prison (tout comme Foule) m’a laissé une très forte impression, comparable à celle que m’ont laissée également les films de Norman McLaren, de Len Lye, de Robert Breer et de Stan Brakhage. Un panthéon personnel s’est ainsi constitué dont Lapoujade faisait partie, une illumination inaugurale dont le rayonnement allait se maintenir jusqu’à aujourd’hui. Elle a présidé à mon entrée en cinéma et a défini le style d’animation qui allait m’intéresser pour toujours.

 

Pierre Hébert
photo : Peter Putz

Contrairement aux films de McLaren, de Len Lye, de Breer et de Brakhage, Prison est rapidement devenu inaccessible. La collection Côté s’est dissipée et quelques titres importants se sont perdus. Bref, je n’ai pas pu revoir ce film avant l’été 2022, à l’occasion d’un colloque consacré à Lapoujade. La force de l’impression initiale s’était maintenue au cours des années, mais la mémoire des détails s’était peu à peu estompée. Il n’en restait que le vague souvenir du thème principal : un prisonnier scrute le mur de sa cellule. Revoir ce film cinquante ans plus tard fut un véritable choc. J’étais tout à coup confronté à la réalité de l’objet devenu une sorte de mythe diffus.

J’avais aussi le souvenir vivace d’un style d’animation très radical, où se mêlent photographie et animation, fixité et mouvement, faisant éclater des segments de tournage réel en en décomposant le mouvement photogramme par photogramme. Il en allait aussi d’une trame sonore souvent décalée par rapport au flux de l’image, dans lequel sont introduits par exemple de longs moments de fixité laissant les sons dans un hors champ paradoxal, à la limite du réalisme et de la fantasmagorie. Les contours de ce style me sont apparus plus nets que dans mon souvenir. Son radicalisme m’a semblé plus volontaire et plus assumé que ce dont je me rappelais, faisant de nouveau de ce film, avec plus de force encore, une référence importante et vitale pour ma création.

Pierre Hébert, cinéaste et artiste multidisciplinaire.
(décembre 2022)

Yves Charnay

Lorsque Robert Lapoujade est venu à Saint-Etienne présenter ses œuvres cinématographique, tous les élèves de l’école des Beaux-Arts étaient présents.

Il nous a tout de suite beaucoup plu. Sa manière de parler, son humour, sa simplicité, nous ont vite conquis. Il va de soi que ce qu’il nous montrait était étonnant. Les œuvres graphiques de Robert Lapoujade nous révélaient un monde.

photo : Guy Hong

Pour ma part j’ai été enthousiasmé par son drôle d’oiseau, inexistant dont pourtant la présence nous a fascinés. Il s’agissait du « Portrait d’un oiseau qui n’existe pas ». Quand j’ai parlé de cette œuvre à des amis je ne voulais pas utiliser le terme « film d’animation » car il me semblait que cela réduisait la dimension poétique de l’œuvre. Pour décrire ce genre d’animation je parlais de film graphique. Je ne voulais pas qu’ils imaginent un film d’animation traditionnel. Le monde que Robert Lapoujade nous a fait découvrir était loin de celui de Walt Disney. Bien sûr « Portrait d’un oiseau qui n’existe pas » est un film d’animation mais surtout une oeuvre picturale dynamique. L’image initiale se métamorphosait, livrant au fur et à mesure de son évolution des interprétations sans cesse remises en cause dans leur succession. Une œuvre picturale en quelque sorte infinie. La dynamique de l’évolution apportait une suite d’interrogations qui ouvraient des mondes poétiques qui nous ont transportés.

Nous avions parfois vu des projections de films d’animation de divers pays dont les innovations narratives nous avaient séduit. Mais l’art de Robert Lapoujade ouvrait un univers qui nous avait enchanté.

La personnalité de Robert, m’a beaucoup impressionné. C’est une des raisons pour laquelle je suis allé à Paris car je voulais explorer ce monde de l’animation. Nous nous sommes rencontrés juste avant qu’il entre à l’ENSAD, l’École Nationale, Supérieure des Arts Décoratifs, où il a enseigné plusieurs année dans le département du film d’animation. Nous sommes devenus amis.

Yves Charnay, Artiste
(décembre 2022)

Florence Miailhe

Ma mère, Mireille Glodek Miailhe connaissait bien Robert Lapoujade. Peintres tous les deux, proches du parti communiste français, ils s’appréciaient et partageaient, surtout à la fin de leur carrière, une conception de la peinture qui était finalement assez proche.

Ils avaient été mis dans une case sans doute trop étroite pour eux. Mireille dans celle du réalisme socialiste et Lapoujade dans l’abstraction.

Ils se sont retrouvés tous les deux enseignants aux Arts Décoratifs dans les années 80, puis grâce à un ami commun André Vidal qui travaillait chez Tallens, ils ont donné des cours de peinture à l’île aux peintres à la Ferté-Milon. C’est environ à cette époque que ma mère me l’a présenté. Nous voulions, avec un ami photographe, faire un livre en sérigraphie de dessins que j’avais fait au hammam.

Florence Miailhe
photo: Marc Pataut

j’admirais beaucoup les films que j’avais pu voir de lui.
J’avais quitté les Arts Décoratifs où j’avais étudié la gravure, et l’animation était un rêve que je ne me sentais pas capable de réaliser.
Nous nous sommes rencontrés à Saincy. Toute la maison, le jardin, la grange, étaient encore remplis des décors, des objets et des poupées de son Don Quichotte. Il nous faisait visiter son domaine avec un mélange d’immense tristesse et de fierté. Il nous a montré les bouches des personnages qui reproduisaient les phonèmes pour animer les paroles de son opéra.
Il a été tout de suite séduit par mes dessins du Hammam et m’a proposé d’écrire un texte. II s’imaginait, masseur aveugle, palpant et caressant toutes ces femmes à portée de main. Il m’a proposé un premier texte, très érotique, que j’ai gardé mais que je n’ai pas utilisé et un autre, plus sage qui est intégré au livre que nous avons édité.
Quant à l’animation, il m’a donné le meilleur conseil possible : acheter une caméra et me lancer. J’ai acheté une caméra 16mm, je ne m’en suis jamais servie mais çela m’a débloquée et quand je lui ai montré le découpage de mon premier film, Hammam il m’a présenté à Jean- Noël Delamarre pour travailler sur son banc-titre et à Natalie Perrey pour le montage. C’est en grande partie grâce à eux que j’ai pu faire de l’animation, mon métier et ma passion.
J’ai eu l’impression de découvrir une nouvelle famille accompagnée par la bienveillance et les encouragements de Lapoujade. J’entends encore sa voix, un peu éraillée, qui gardait toujours une pointe d’accent et de gaité, malgré toutes les difficultés qu’il traversait.
Un jour, nous avons été invités à découvrir les 20 premières minutes de Don Quichotte. Au milieu du film nous avons vu un point noir s’agrandir sur les images. La pellicule brûlait. Tous les spectateurs inquiets se sont tournés vers Lapoujade, il souriait. Je ne le connaissais sans doute pas assez mais j’avais l’impression que rien ne semblait jamais ébranler son optimisme et sa bonne humeur.
Il est venu passer un moment dans la maison de mes parents dans le sud. Le matin on entendait ses os craquer. il disait en riant que petit à petit il se rouillait, comme le Don Quichotte et toutes ses marionnettes à Saincy qui ne pouvaient plus bouger.
Je suis contente qu’il ait pu voir mon premier film qui lui doit beaucoup.

Florence Miailhe, réalisatrice
(décembre 2022)

François Barbâtre

J’ai découvert Lapoujade au Salon de Mai en 1958, présenté par son marchand Pierre Loeb, il y exposait ‘Baigneuse au bord de la mer’ que je fis acheter par mon père.
Je me souviens de l’arrivée de cette peinture à Laval et du déballage devant une assemblée d’hommes d’affaires avec lesquels mon père travaillait, leur étonnement mais aussi l’enthousiasme du papa !
Le lendemain de cet achat, j’allais le voir rue Beautreillis où il travaillait dans une grande pièce, dans un vieil hôtel délabré (dans la cour se tenaient des WC communs, un cordonnier !).
Il y recevait beaucoup d’amis. Dès ce jour, nous fûmes très proches.
Dans sa fureur d’être au ‘vif du sujet’, il n’y avait de place que pour la peinture et rien d’autre.
C’était un homme chaleureux et pour le jeune peintre que j’étais, une chance d’aller le voir à tout propos.

François Barbâtre

C’était un temps difficile vu que la peinture balançait entre une évocation du sujet – sans jamais tomber dans une représentation réaliste, jugée alors inconvenante – et l’abstraction.
Il fallait suggérer, tout en étant au plus près d’une émotion toujours neuve dès que le modèle se dévoilait (les modèles n’étaient pas des professionnelles, jamais; je lui fis même rencontrer une de mes jeunes cousines, en bas rouge !).
En le connaissant mieux, il était timide et rougissait facilement ! Même en n’ayant pas d’argent, il ne se déplaçait qu’en taxi…
L’assurance, l’intelligence de J. L. Ferrier* comptait pour beaucoup. Il donnait des conférences souvent très chahutées parce que ‘l’Abstraction’ dominait à ce moment-là. Toutefois la reconnaissance de Balthus par le grand public et d’Alberto Giacometti (défendu par Sartre, tout comme il avait soutenu Lapoujade) changea la donne.
Par la suite, mon père lui acheta toute une exposition. Il put alors se procurer une caméra et ce fut le début du cinéma. Mais auparavant, je me souviens des séances interminables, où, entre autres, il photographiait jour après jour le pourrissement d’une pomme. Un moment clef où ‘le temps’ fit son apparition.
La partie cinéma qui le passionna est une autre histoire à laquelle j’ai aussi participé comme figurant…
Pour revenir à la peinture, il n’aimait pas Cézanne ! Et la peinture chinoise qui devenait mon affaire devait nous éloigner sans jamais nous perdre de vue. Je lui montrais les reproductions des dessins de Cézanne, les ruptures des dessins, une dimension de vide -le mot est lâché- me turlupinait sérieusement mais pour lui ce ne pouvait être son affaire… pour saisir son sujet jusqu’à l’étouffer, il fallait ‘bourrer’, c’était son mot…
Je n’ai malheureusement pas le temps de reprendre ce texte écrit d’un coup et vous le transmets tel quel… en revoyant les peintures il y aurait encore beaucoup à raconter…
Une chose demeure, cette passion d’incarner, que la peinture prenne corps à la lettre…
Un monde disparu ?
François Barbâtre
(décembre 2022)

*J.L.Ferrier (1926-20022), Historien d’art et enseignant à l’ENSAD

 

Jean-Jacques Lebel

Robert Lapoujade fut un des rares artistes de l’immédiate après-guerre, auquel les critiques paresseux et les commissaires-priseurs incultes ont collé l’étiquette dérisoire « École de Paris », qui ait su se dégager du piège qui consistait à croire que le champ de l’art visuel puisse être coupé en deux : d’un côté « les figuratifs » et de l’autre les » abstraits » ou les « concrets ». Tel était le point aveugle ou, plus exactement, le système aveugle sur lequel l’idéologie marchande fonctionnait déjà en ce temps-là.

Si Lapoujade fut de ceux qui ont réussi à se libérer de ce piège, c’est probablement grâce à sa fréquentation de penseurs étrangers (ou supposés tels) à la chose artistique, à commencer par Sartre, qui préfaça une de ses expositions, de Merleau-Ponty, auteur d’une « Phénoménologie de la perception » et, plus tard, de Kostas Axelos, traducteur et exégète de Héraclite, Nietzsche et Marx, directeur de l’excellente revue Arguments et de la collection d’ouvrages philosophiques du même nom. Arguments était aussi le lieu, sis au grenier des Éditions de Minuit, rue Bernard Palissy, d’un débat intellectuel et politique permanant et disruptif ouvert aux contributeurs comme aux lecteurs et lectrices. C’est à l’occasion d’une de ces réunions de rédaction, avec Axelos, Morin, Duvignaud et Nora Mitrani que Lapoujade et moi fîmes connaissance. Il s’agissait de préparer le numéro de la revue entièrement consacré à l’art, auquel Lapoujade collabora. Un autre jour, débarqua de Lyon un jeune professeur de philosophie, déjà très intense, du nom de Gilles Deleuze. Cette rencontre – là modifiera (après Mai 68) le cours de mon existence.  Lapoujade discutait donc avec Sartre ou avec les post-marxistes d’Arguments sur un pied d’égalité ayant acquis le statut – très envié, par moi en tout cas – d’artiste-penseur, par contraste avec les fonctionnaires robotisés asservis  au marché ou à la doxa.

Pour ma part, je n’étais qu’un débutant, à peine un « apprenti », qu’Axelos avait généreusement entrepris d’initier à Héraclite, à Nietzsche et à Marx. Ce fut oreilles et yeux grand ouverts que j’assistais à une séance d’expression corporelle illimitée dans l’atelier de Lapoujade : il avait assemblé  une dizaine d’élèves, pour la plupart des jeunes femmes, à qui il enseignait l’art de « l’acting out » physique et mental, au son d’enregistrements de tam-tams africains tonitruants. C’est la chorégraphie démentielle de ces corps déchainés que Lapoujade a filmé  en noir et blanc dans « Foules » .

Cette œuvre expérimentale s’est propulsée d’emblée  au cœur du mouvement naissant de l’Underground Cinéma autogéré, auto-produit et auto-diffusé que Jonas Mekas et ses amis newyorkais (Brakhage, Mead, Warhol, etc…) organisaient outre atlantique à la même époque au sein de la Film Makers Coop.

C’est grâce à ce film, tourné en 16 mm ou bien en 8mm si ma mémoire est bonne, que Lapoujade a réussi à se libérer du piège et du faux problème déjà mentionnés, de l’inanité de l’opposition factice figuration/abstraction, et, ce faisant, parvint à mettre en œuvre son propre processus esthétique. Nous invitâmes, Alain Jouffroy et moi, Lapoujade à projeter son film dans le cadre de la grande manifestation internationale Anti-Procès 3 à Milan, en 1961.Un vif débat s’ensuivit. Le surgissement, en tant qu’élément perturbateur et qu’incitation au décloisonnement généralisé de toutes les activités politiques et artistiques — par la suite Deleuze et Guattari forgeront à ce propos le concept de Chaosmose — caractérisa la période de gestation et de préparation de Mai 68 dans le monde entier, y compris à Paris, où, en 1960 avait éclaté une véritable bombe contre-culturelle : Le Manifeste des 121 pour le droit à  l’insoumission dans la Guerre d’Algérie qui réussit à fédérer non seulement des militants de divers courants de l’extrême gauche mais aussi les forces vives de la littérature, de la philosophie, des arts visuels, du cinéma, de la recherche scientifique, de la musique autour d’une action anti-étatique, anti-imperialiste et anticapitaliste collective : un appel à la désertion. Lapoujade et moi, comme tant d’autres, l’avons contresigné. Il émanait de Maurice Blanchot et fut corédigé par Dionys Mascolo et Jean Schuster avant d’être entériné par plusieurs centaines de personnes dont certaines réunies au sein du Comité d’Action des intellectuels révolutionnaires.

Aujourd’hui, en 2022, le marasme régressif est si profond qu’on peine à reconnaitre qu’un tel comité ait pu exister et exercer une réelle influence sur la vie politique. Or ce fut incontestablement le cas. Tel fut le contexte existentiel dans lequel Lapoujade a inscrit ses activités picturales et cinématographiques axées l’une comme l’autre sur la problématique de l’image-mouvement. La référence à Deleuze est d’autant plus délibérée qu’il existe entre le philosophe et le peintre un lien indiscutable : c’est Lapoujade qui forgea le concept de montrage, que Deleuze développera au point d’en faire une activité autonome, spécifique, qui transformera entièrement la pratique de l’exposition (en anglais : exhibition) propre non seulement aux artistes mais aux regardeurs duchampiens, leurs indispensables coopérateurs. Désormais, l’art de montrer et l’art  de monter (au sens cinématographique du terme) ne feront qu’un. C’est pourquoi il conviendrait, ce me semble, d’observer la peinture de Robert Lapoujade à travers le système optique ou plutôt le dispositif mental qu’il a mis au point et utilisé pour réaliser « Foules » et ses peintures de la même époque. Il peignait, littéralement avec sa caméra, et il filmait automatiquement comme on dessine.

J’ignore si Deleuze a vu ou non « Foules ». On peut en douter dans la mesure où il a presque complètement exclu le cinéma expérimental (et l’Underground Cinéma) de ses travaux théoriques fondamentaux, édités en deux volumes : l’Image-Mouvement et l‘Image Temps, ce qui ne l’a nullement empêché de signaler son emprunt décisif à Lapoujade  du concept de montrage… J’ignore aussi les raisons pour lesquelles il n’a pas voulu voir les films de Mekas, de Mead,  ou de Brakhage sans même mentionner les merveilles de Ricci Lucchi et Gianikian… Interrogé à plusieurs reprises par moi, il ne m’a pas répondu. Un jour que nous discutions du cinéma hors-norme, dans un de ses séminaires à la Fac de Vincennes, je lui ai dit mon admiration sans réserve pour le film de Jean Genet, Un chant d’amour, hors commerce et hors circuit de par la volonté politique exprès de l’auteur, Deleuze m’a dit qu’il ne l’avait jamais vu –  cela m’a estomaqué – et pourtant, il a tenu compte de ce que je lui en ai raconté. Par contre, la peinture de Lapoujade était très probablement connue de lui, du moins peut-on le supposer. Tout ce que je sais c’est qu’ils ont sympathisé au cours de quelques réunions d’Arguments et que cela suffit pour nous inciter à porter un regard sinon « deleuzien », ce serait abusif, du moins rhizomique sur cette peinture. J’en citerai deux exemples probants :

1. La Vénus florentine (1953) destruction méthodique de la Vénus d’Urbino du Titien, conservée aux Offices, où la déesse dénudée en question se fond littéralement dans le paysage quitte à presque y disparaitre comme un morceau de sucre dans un verre d’eau. L’art provient de l’art, c’est entendu, mais par quels chemins ?

La Vénus Florentine, 1953 Robert Lapoujade
La Vénus Florentine, 1953
Triptyque contre la Torture, 1961
Triptyque contre la Torture, 1961

2. Le Triptyque contre la torture (1961), déposé à l’IMEC, qui se réfère explicitement à un évènement traumatisant advenu dans le réel, celui de la généralisation de la torture pratiquée industriellement par les militaires français pendant l’occupation et la guerre d’indépendance de l’Algérie et, singulièrement, les sévices graves, le viol et la torture à l’électricité (avec des électrodes placées sur les seins, le sexe et les jambes) infligés à Djamila Boupacha, la militante du FLN de vingt-trois ans, qui eut le courage extraordinaire de porter plainte et de nommer ses bourreaux à Alger, en 1960. Des esquisses dessinées du Triptyque contre la Torture parurent, en même temps qu’un portrait de Djamila dessiné par Picasso et qu’une grand toile intitulée Djamila peinte par Matta, dans l’ouvrage de Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir publié chez Gallimard en 1962, dont le titre était précisément Djamila  Boupacha. Ce document historique irréfutable est une mise en accusation définitive de la nature foncièrement criminelle et souvent sexuellement criminelle, du colonialisme. Ici l’éthique prime sur l’esthétique.

S’inscrivant en faux contre le Réalisme Socialiste, la supercherie vantée par Aragon et d’autres propagandistes staliniens, mais aussi contre l’abstraction géométrique, le pictorialisme adopté par Lapoujade fit appel à des techniques qui pourraient être qualifiées de cinématographiques : le floutage, le recadrage, le changement de focale, l’arrêt sur image. Ce processus de production eut pour conséquence l’abolition de la perspective classique en place depuis la Renaissance. La visibilité est ainsi ramenée à un seul plan, donc privé d’arrière-plan, comme dans la peinture du Trecento datant d’avant l’invention de la perspective. Ce n’est pas que le contenu soit absent de cette peinture, bien au contraire, il est bien là, sous nos yeux, faisant l’objet d’un montrage spécifique mais à l’état d’image-mouvement floue, telle une hallucination « explosion fixe » dont la réelle consistance demande à être pensée et sans cesse repensée à chaque coup d’œil furtif ou appuyé lancé par chaque regardeur et chaque regardeuse. Quant aux percepts occasionnés par le montrage, aucun consensus n’est garanti. Une seule certitude persiste : la peinture n’existe que par et dans le travail du regard.

Léonard a prévenu : È cosa mentale !

Jean-Jacques Lebel
(décembre 2022)

 

LES MÉCANISMES DE LA CRÉATION

Saincy. Matin d’été. Vol ivre des papillons bruns et or. Fourmis à toutes pattes sur des parcours compliqués. Agitation ailée des guêpes. Brisures froissées du feuillage. Gribouillages sonores.


Tandis qu’alentour tout vibre et tout bruit, Robert Lapoujade, assis sur la terrasse, contemple immobile le mur de la maison. Quand il parle, c’est pour dire les signes multiples gravés par le hasard dans la pierre et le ciment.

Il dit les casques étincelants des cohortes romaines, les lances imaginaires, les têtes des chevaux aux yeux fous, et sous sa main qui effleure le mur comme un pinceau, naissent d’innombrables combats, se démultiplient des pattes, se dessinent des becs d’aigles, des étendards, de grands taureaux dressés, des couples emmêlés.

Lapoujade et Françoise Etchegaray

Sous la poésie de la peinture. Et bientôt, là-haut dans l’atelier, entre les signes lus sur le mur et les couleurs de sa palette, va naître une toile, une « Grande Bataille », où comme sur le mur, cavaliers, chevaux, heaumes et boucliers s’enchevêtreront et se heurteront en joutes sauvages.

Plus loin, les craquelures du ciment prennent des visages et des corps d’hommes torturés, des mouvances blessées de champs d’oliviers ou les formes ployées de danseuses classiques. La main pinceau s’adoucit alors pour suivre dans une tâche de mousse la courbe d’une femme allongée. Elle devient caresse pour suivre le contour d’un sein, l’ombre plus marquée d’un sexe. Vingt ans plus tôt, la même caresse filmée avait exalté la somptueuse beauté de Cécile dans « Enquête sur un corps ».

Sensualité, Érotisme, Sourire vertical. Autant de tableaux, de films, qui représentent la femme recréée sans cesse au fil de son désir. Solaires. Éclatantes dans leur nudité, « Les Trois Femmes » qui se déshabillent dans les oliviers en témoignent dans l’atelier.

Peut-être aussi, puisque l’essence même de la création pour lui est le cri, la femme s’inscrit-elle dans cette symbolique.
Crier et créer, deux mots qu’il veut synonymes.
Deux mots dont il poursuit l’explication sur les murs de Saincy, où défilent pêle-mêle des pharaons incestes, des conques marines, des pylônes, des bacchanales hallucinées et des rondes de chevaux montés par des amazones nues.

Dérives. Associations d’idées. Il évoque Faulkner et Joyce « et les hauts espars aux voiles troussées sur leur traversins de hunes », Malcolm Lowry, et la lave de couler des volcans et les tempêtes de déferler sur les rochers de granit… Il est arrivé à la porte de la maison ! Imaginaire. Fol imaginaire de Lapoujade, où se mêlent les souvenirs de lectures et les souvenirs vécus, les corps de femmes aimées, les voyages lumineux en Grèce et à Venise, les conversations avec Sartre, Mai 68, l’inculpation lors du procès des 121, la grotte où il vécut seul pendant six mois à dix-huit ans et où il peignit inlassablement des œufs avec des feuilles écrasées et des coquilles d’escargots…

Réel. Réalité. Transposition du réel. Clés pour la mise en scène. Clés pour des images et des histoires. Celle du poirier magique immense, de l’autre côté du jardin, au pied duquel sort un trésor caché par le Templiers. Celle du cerisier magique qui, au printemps, se couvre d’un côté de fleurs blanches et de l’autre de fleurs roses, parce qu’il sait – paraît-il – qu’il pousse dans le jardin d’un peintre.

Des images aussi pour Don Quichotte, Sancho, Cervantès et Dulcinée. Mais des images arrêtées… Et Don Quichotte auprès de ses 40 Bouches plisse un de ses nombreux fronts et caresse dubitatif sa barbe qui s’étiole.
Les moulins contre lesquels il faut se batte sont parfois de redoutables géants.

En attendant, Lapoujade déclare qu’il faut « sucrer » les loirs de la grange et enlever les toiles d’araignées. Et Sancho de chanter le refrain appris dans la tour :

« L’homme n’en finit pas de vivre
L’homme n’en finit pas d’aimer. »

Françoise Etchegaray, 1981
Cinéaste et Productrice

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