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Préface de Jean-Louis Ferrier

« Il n’existe, sans doute, qu’u n critère véritable pour juger des œuvres picturales: leur force de conception. Cette force, cependant, se déplace selon les époques et selon les cultures. Ni la société, ni la science, ni la religion ne sont les mêmes qui présidèrent à la naissance des salles hypostyles de Karnak ou de Louqsor et à l’avènement des métamorphoses de Picasso. Les formes d’art sont condamnées à mourir dès lors qu’elles cessent de mordre sur les situations. Si une nouvelle peinture figurative se manifeste, par conséquent, dans les tableaux de certains artistes d’aujourd’hui ce n’est pas qu’ils entendent renouer avec la tradition. Qu’un massacre soit d’abord, dans une toile actuelle, stridence de couleurs vives et affrontemen t de rythmes , que l’approche d’une nature arride se fasse écriture nerveuse qui vous atteint de plein fouet, cela correspond à l’acuité de notre sensibilité moderne. Leur démarche vise, bien au contraire, à rompre avec les académismes, à retrouver, sous les débris, quelques traces de notre monde, maintenant que l’abstraction lyrique étale aux yeux de tous les raisons de son prévisible épuisement. Il fallait qu’un jour réapparaissent, dans la peinture, les sentiments complexes, les entrecroisements logiques ou chronologiques, les réminiscences qui nous lient tout ensemble à la réalité et à notre être, la connaissance critique que nous avons des choses au siècle de la phénoménologie. Il était inévitable que la conscience impose à nouveau ses structures aux végétations de toutes espèces et aux cours d’eau, aux foules, aux plissements géologiques et que resurgisse la figure humaine. Car c’est là que réside l’essentiel du problème contemporain. Chacun sait que l’homme ne se trouve pas nécessairement présent dans la peinture pour avoir été portraituré avec minutie ou placé au centre d’une scène de bataille. Il suffit de se rappeler Horace Vernet. Mais, à l’inverse, est-ce assez de projeter sur l’univers matériel l’éclairage d’une subjectivité? Exprimer le relief particulier d’une étendue que perçoit un personnage, ses trous, ses ruptures, ses zones d’agitation et de calme, les rapports cénesthésiques que celui-ci entretient avec le réel, permet l’établissement d’un naturalisme psychologique. Il reste, cependant, que la présence humaine y demeure encore une présence-reflet. De rares peintres surréalistes ont pratiqué autrefois l’écriture automatique d’où émergeaient des pulsations lentes d’hybrides, des enchevêtrements fiévreux de chairs en gestation. Si l’automatisme, qui est limite, les empêcha de poursuivre longtemps l’expérience, il est temps que l’art actuel, en revanche, dégage les moyens picturaux qui lui permettent d’exprimer ce qui, angoisse ou éblouissement, n’a qu’une existence précaire. Il s’agit, en quelque sorte,d’un e épreuve de vérité. Dans l’homme, la peinture de la Renaissance s’attachait à désigner la mesure, les bonnes manières, à glorifier la vertu. La vision du monde de l’époque obligeait l’artiste à donner une image idéale du prince et du courtisan. De cette vision, dépendent jusqu’aux implications en apparence les moins liées sur le plan du métier. La nôtre, au contraire, c’est la condition de l’individu quelconque qu’elle demande aux peintres de fixer. Caricature ou pêle-mêle de bonshommes distordus, assemblage d’empreintes, l’œuvre de ces derniers donne à voir une société mouvante dépourvue de valeurs durables, inscrites en termes d’éternité. Elle découvre en nous des régions d’impuissance, des profondeurs de gouffres, une certaine grandeur qui résulte de se savoir sans destination rationnelle, livré à l’incohérence et au hasard. Ou bien, foisonnement de taches juxtaposées, de touches chatoyantes, elle manifeste les états de sous-conscience que nous entretenons avec les êtres et les choses dans notre commerce journalier. Elle met en relations nos sentiment s les plus ténus qui nous traversent l’esprit à une vitesse fabuleuse et disparaissent aussitôt, insaisissables. Sans qu’il représente jamais des objets ou des personnages, nous attendons de l’art, aujourd’hui, qu’il figure une intériorité. La question, en effet, est pendante. Il est significatif que certains aient décrit l’action des peintres gestuels, leur manière de monter à l’assaut de la toile, leur volonté de susciter chaque fois un événement, en un discours qui aurait pu convenir à Michel-Ange décorant, seul sur ses échafaudages, le vaste plafond de la chapelle Sixtine. En fait, il suffit de regarder ses tableaux, Pollock fut déchiré, jusqu’à la fin de ses jours, par le problème du figuratif et il mourut sans y avoir apporté de solution. Le strict mur de peinture s’écroule, les arrangements de couleurs se plombent, s’ils ne sont pas déjà promesse d’ouverture vers un sens. Le geste se trouve, sans doute, à l’origine de toute œuvre picturale. Mais aussi, il demeure un acte manqué lorsque, de la matière même, ne montent pas assez de chants et de cris, d’évidences, de contraignantes vérités. Quittant l’analyse purement sensorielle, l’important c’est que tout un secteur de la peinture actuelle réussisse à créer un langage de formes-psychisme qui nous secoue avec vigueur, dans lequel l’homme contemporain se découvre peu à peu et apprenne, par le fait, à s’assumer. Nous nous situons à l’aube d’une ère cosmique aussi décisive pour le développement futur de l’espèce humaine que le fut l’apparition de Vhomo sapiens sur la terre, il y a des centaines de milliers d’années. Sur le plan des arts plastiques, il s’ensuit une surenchère qui pousse souvent artistes et critiques à confondre l’astuce avec l’invention créatrice. Des lambeaux d’affiches lacérées aux surfaces monochromes et aux voitures compressées, c’est à qui cherchera davantage le scandaleux. Dans ce qui n’est, en définitive, qu’impasse de la schizophrénie ou canular, on voudrait nous faire croire à l’approche d’une nouvelle réalité. Les peintres qui ont été groupés en vue de la présente exposition, au contraire, compten t parmi ceux qui s’efforcent, dans notre société moderne, de tendre vers un réalisme d’un nouveau type. Venant d’écoles et de mouvement s souvent opposés, ils n’appartiennent heureusement pas tous à la mêm e lignée. Il y a loin, par exemple, des bustes maigres de Giacometti, avec leurs traits et leurs contours presque effacés, aux paysages fauves de Corneille qui ont rompu avec toute hiérarchisation conceptuelle ou visuelle, de l’univers primitif de Dubuffet aux nus de chair et de lumière somptueuses de Lapoujade. Ce ne sont pas des tempérament s et des recherches semblables, d’autre part, qui constituent l’origine des jaillissements colorés de Jorn, de son écriture débordante de vitalité, ou du graphisme énigmatique de Matta. Tour à tour archaïques ou classiques, inquiètes, tranquilles, dévorées, leurs œuvres sont d’ampleurs et de teneurs différentes qui couvrent le réel de leur diversité. Mais, insatisfaits d’une peinture de clinquant dont les empâtements privés de substance aboutissent au plus facile des maniérismes, ils se retrouvent dans leur volonté de signifier. Si nous avons choisi le terme de nouvelle figuration pour les lier, sachant bien ce que celui-ci peut avoir de restrictif au premier abord, c’est avant tout dans le but de caractériser une peinture qui, se détournant tout ensemble de l’imagerie et des fausses transcendances, parvient à fonde r nos relations à nous-mêmes et au monde extérieur selon une plus essentielle objectivité. »
Jean-Louis Ferrier

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